Il est juste que les forts soient frappés – Thibault Bérard

forts    Quand un éditeur passe de l’autre côté du texte, on retient son souffle. Avec « il est juste que les forts soient frappés », on ne retient pas nos larmes.

    Thibault Bérard, c’est depuis plusieurs années, l’éditeur incontournable des Xprim et Pepix chez Sarbacane. Grâce à lui, j’ai découvert un florilège de talents, de plumes incroyables. C’est l’éditeur dont on entend les auteurs dire qu’il y a eu un avant et un après lui, qu’il est intransigeant sur les textes. Mais qu’il est bon et qu’il sait aider à révéler le meilleur de chaque texte, de chaque plume. Un jour, j’espère… mais bref, on n’est pas là pour ça. Hier, dans toutes les bonnes librairies, Il est juste que les forts soient frappés a pointé le bout de son nez. Thibault a pris la plume, il a donné sa voix à une narratrice. Et à eux deux, ils nous ont raconté une « belle » histoire.

    Sarah a 42 ans. Enfin… elle en avait 42, car elle est morte. Elle avait prédit que ça lui arriverait avant 40 ans. Elle s’est plantée… et pourtant ça fait chier d’être morte. Surtout quand on avait autant à laisser. Comme Sarah est morte, elle n’a pas besoin de mettre des pincettes pour nous raconter son histoire. Et puis Sarah, elle n’a jamais eu la langue de bois. Alors pourquoi commencer maintenant ?

    Quand Sarah et Théo se rencontrent, elle en a 30 et lui 24. Elle le prend pour un minot. Et pourtant, avec sa joie d’exister, il va la « sauver », elle, l’écorchée vive. Souvent, il a de l’optimisme pour eux deux. Ce jeune fou va l’emporter dans son tourbillon tumultueux. On se sent invincibles quand on est amoureux. Moineau (elle) et Lutin (lui) croquent la vie à pleines dents. Un bébé, puis deux. Ils ne se doutent de rien. Mais nous si… Sarah nous a prévenus. Leur temps est compté, le sablier est troué. Et le sable s’écoule de tous les côtés. La maladie… cette chienne… et même quand on est forts…

Et nos larmes de couler…

    L’histoire, j’en connaissais des bribes. Dans ce roman, il y a des bouts de l’auteur, de sa vie, de la mère de ses enfants. Et à l’époque, cela m’avait émue, aux larmes. Néanmoins, il est juste que les forts soient frappés n’est pas un témoignage. Et c’est pour cela que j’ai eu envie de le lire, d’ailleurs. Ce livre est un roman. Les prénoms ont été changés, les métiers et les dates un peu contournés. Et puis les morts ne racontent pas leur histoire. J’ai donc respecté le souhait de l’auteur : j’ai lu une oeuvre de fiction.

    La construction du récit est parfaite : à la fois chronologique et un peu irréelle. Sarah surplombe le monde des vivants et elle raconte leur histoire. Narratrice omnisciente, elle peut tout dire. Même ce qu’elle n’a pas su de son vivant… Cette posture narrative et le choix de faire un roman (et non un témoignage) permet cela. Ainsi, les trous sont comblés, « les divans profonds comme des tombeaux » (Baudelaire). Cette construction habile permet à Sarah d’aller vers une deuxième délivrance. Elle permet de donner la possibilité à l’autre d’avancer, et de continuer à honorer la vie. Et les couches entre réalité et fiction peuvent ainsi, en douceur, glisser les unes contre les autres. Et se mêler plutôt que s’opposer.

Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or (Baudelaire… encore…)

    Parce que, oui,  la littérature permet cela : prendre la boue de nos existences, et en faire de l’or. A moins que l’or n’y soit déjà… J’ai lu ce roman en deux jours, le coeur serré. Je l’ai terminé en pleurs. Mais ne vous y trompez pas. Mes larmes ne viennent pas du fond tragique de cette histoire. On n’est pas dans le pathos, je n’ai jamais eu cette impression. A aucune page. On est dans la force, la rage. Et on est dans l’amour ! Le vrai, le beau. Celui qui prend toute la place… mais qui sait aussi partager. Laisser la place au vivant. Voilà ce qui a fait rompre mes digues : la puissance du verbe et des sentiments. Un « je ne sais quoi » qui, dans la mort, donne une place insensée à la fureur d’exister. Et cette beauté, cette ouverture d’esprit. Cette capacité à se battre, puis à accepter quand tout a déjà été tenté. Puis à confier la main de celui que l’on ne peut plus accompagner. Et puis Cléo… (mon coeur bat, mes yeux se mouillent) (je suis obligée de faire une pause…)

   Les personnages sont forts, ils sont dignes. Même quand ils pleurent et défoncent tout sur leur passage. Ils le sont car ils sont humains : dans leurs défauts et dans leur soif de rendre hommage à la vie.

    Monsieur Bérard (ouais, je vais te vouvoyer) (ça fera plus classe), vous signez là un fort bel hommage. A cette femme qui n’est plus et que vous avez la classe de laisser s’envoler ; à cette femme qui est, aussi. Un bel hommage à ceux qui ont accompagné, aux vies qui ont été créées. Mais vous signez, avant tout, une oeuvre de littérature exigeante, qui emporte son lecteur. Vous faites honneur à la création littéraire et comme dans votre rôle d’éditeur, vous avez le souci qu’un livre sur les tables des libraires, ne soit pas juste un de plus. Et c’est ainsi que vous rendez aussi hommage à vos lecteurs.

 

34 réflexions au sujet de “Il est juste que les forts soient frappés – Thibault Bérard”

  1. On avait reçu ce roman en servie presse à la librairie. Nous sommes 3 à avoir été déçus par les dernières pages.
    Perso, j’ai eu le sentiment qu’elles étaient de trop et sans queue ni tête. Là où Thibault Bérard avait réussi à quasiment me tirer des larmes, il m’a ramené sur terre assez violemment.

    Clairement, je le préfère dans son métier d’éditeur’

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  2. Ce texte m’a beaucoup fait pleurer, mais oui, c’était beau et fort, des larmes qui n’ont rien de honteux parce qu’elles sont provoquées par une plume qui laisse de la place à toutes les émotions les bonnes comme les mauvaises. Et les avis que je vois fleurir depuis ces derniers jours sont tout aussi poignants dans la justesse de ce qu’ils expriment ; ce texte fait mouche et ta chronique m’a fait revivre les sensations de ma lecture qui fut vierge de tout a priori car je ne connaissais rien de l’auteur.

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    • C’est beau que ce texte puisse atteindre chaque lecteur, de manière différente et pour autant aussi forte à chaque fois. Chaque lecture pointe une chose différente et c’est chouette de voir qu’un texte va venir réveiller quelque chose de précis chez chaque lecteur en fonction de son bagage.

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  3. Après avoir lu cet article on ne peut qu’avoir envie de lire ce roman. 🙂
    Les histoires tristes sont souvent les plus belles d’ailleurs.

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  4. Un roman qui a l’air d’avoir beaucoup d’intérêt et j’aime assez le principe d’une narratrice qui n’est plus là mais du coup surplombe tout.

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  5. Bon, il est peu de dire que ce roman va être la grande star de mon bilan des coups de coeur du 15 février. De plus, il a été lu et aimé par des lecteurs aux goûts en général différents, donc c’est d’autant plus fort. Ton billet est émouvant, et c’est vrai que c’est fort de lire quelqu’un que l’on connaît. Merci pour ton coup de coeur !

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