Une photo, quelques mots (92)

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© Kot

    Ils avaient fini par réussir leur coup : les livres avaient disparu, corps et pages. De toute façon, lire avait toujours été une activité suspecte, un peu comme la masturbation. Pensez bien… prendre ainsi du plaisir dans son coin avec un objet de si petite taille, ça ne pouvait que paraître suspect.

    Et puis, le livre c’était dangereux aussi. Des idées, beaucoup d’idées, renfermées sur si peu d’espace et que l’on pouvait faire connaître de tous. Et à la fin du XXe siècle, il devenait un peu trop facile de s’en procurer. Alors on a commencé à y répandre des idées de plus en plus contradictoires, la littérature s’est même mise à ne plus rien dire.

    Un ministère se prétendant en charge de former les générations futures a même demandé à ses ambassadeurs de cesser d’être si rigides face à l’orthographe, à la syntaxe. Après tout, on se comprenait, non ? Les jeunes aimaient leurs écrans, les générations changeaient. Il fallait cesser de se morfondre dans un « c’était mieux avant » bien trop défaitiste. Ce n’était pas bon pour le moral du peuple. Il suffisait de lui donner des diplômes, une quantité suffisante d’émissions de divertissement, de le faire rêver un peu et surtout de le faire dépenser.

     J’en ai conservé quelques uns, au début. J’ai même voulu en faire partager le contenu à des proches. En toute discrétion, évidemment. Mais quand ils ont commencé à lister les agitateurs qui osaient encore marcher en plein jour, un livre à la main, j’ai eu peur. Et puis, il y a eu cette campagne : « Ramenez vos livres, on vous offre un écran. » J’ai failli me faire avoir. Aucun de ceux ayant ramené ses livres n’est jamais revenu. Il paraît qu’on les a envoyés dans des mines de coltan. Alors par précaution, j’ai brûlé ceux qu’il me restait.

    Et puis, le livre, question décoration, ça ne se faisait plus non plus. Rien de tel qu’un espace épuré pour ouvrir ses chakras. Alors ces petits pavés prenant la poussière, de vous à moi, cela manquait un peu de classe et de lumière.

    Au début, c’est comme pour tout, on s’accroche désespérément à ce qu’on a connu. On lutte, on pense défendre ce qui est juste. Et puis on s’habitue. Venez, je vais vous faire visiter ma bibliothèque. Sans livre, évidemment.

une photo quelques mots

 

24 réflexions au sujet de “Une photo, quelques mots (92)”

  1. Un monde nouveau, sans livres, mais avec des écrans et du numérique. D’une certaine façon, ton texte rejoint le mien.
    Merci pour ce moment d lecture et bonne journée.
    AF

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  2. Brr ! Un monde sans livre, ça fait froid dans le dos. J’aime le  » ramenez vos livres, on vous donne un écran », une formule tellement dans l’air du temps.

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  3. Tellement vrai…merci pour ce petit rendez-vous du lundi! j’adore et ça me donne envie …plein d’envies!

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  4. Super texte ! Bravo ! on se croirait dans un texte de SF, et pourtant, c’est si proche de la réalité… Bises

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  5. Ton texte va superbement avec cette photo. Une vie sans livre ? C’est sans doute actuellement le cas de bien des pays, et du nôtre pour beaucoup de générations passées. Y revenons-nous ?

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  6. Quand on en a parlé samedi soir, j’imaginais bien un texte comme celui-là.
    Un monde sans livres… quelle horreur (dit la mécréante qui lit de plus en plus sur un écran).
    Il m’évoque tout plein de souvenirs, ton texte. Souvenirs de VIRUS LIV 3 ou la mort des livres, par exemple.
    Mais j’aime comme tu revisites l’idée du monde sans livres… le premier paragraphe, quelle belle comparaison!
    Bises

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  7. J’aime beaucoup….J’y retrouve tout ce que la photo pouvait inspirer de froid et inquiétant….Big Up pour ton livre…..Et vive la coexistence pacifique du numérique et du papier !!!!

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    • Oui, au-delà du format c’est le contenu qui prime et c’est davantage cette disparition là qui m’interroge

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  8. Texte très réussi ! livre vs numérique, faîtes vos jeux !!! Comme le dit si bien Bénédicte, on est encore dans la coexistence des 2 ! Pourvu que ça dure ! Bravo !

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